Une dernière nouvelle en attendant les prochaines illustrations...
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L’ombre du crépuscule, un tintement, sonnerie lointaine entre neige et étoiles, puis, ce souffle tiède qui s’insinue tout autour de moi, de nous...
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Mois de novembre, matin du vingt-septième jour.
Encore plongée dans ce rêve étrange, j’ai bien du mal à émerger en dépit des multiples assauts sonores du radio-réveil. Etendant le bras, je le fais rapidement taire avec un soupir de soulagement. C’est incroyable ce que je peux détester ce concert tonitruant mais c’est aussi le meilleur moyen pour se réveiller tous les matins.
Une bonne heure plus tard et, cette fois, c’est la voix plaintive du vent dans les branches dénudées qui m’accueille. Je lève un instant les yeux vers la voûte céleste. Elle est si sombre, en cette fin de nuit de nouvelle lune, qu’elle en est presque oppressante. Presque grâce à la présence des quelques lampadaires éclairant de leur douce lueur diaphane la route et les champs environnants. Je traverse d’un pas rapide le jardin constellé d’étoiles de givre avant d’ouvrir le portail. Le refermant, j’effleure d’épaisses guirlandes de lierres rehaussées d’une profusion plumeuse de clématites en fruits. Un joli mélange à la fois rigide et vaporeux auquel se mêlent les baies écarlates du houx. Rouge vif, un peu de chaleur végétale au milieu du décor dépouillé de cette fin d’automne. Frissonnant dans la froideur matinale, j’avance avec prudence sur des dalles luisant d’humidité glacée.
Une fois arrivée sur un sol moins traître, je jette un œil aux alentours puis les lèvent vers un ciel à présent pâlissant où seuls quelques nuages s’attardent encore. Quant au vent, il s’est nettement adouci et m’entoure par instant d’un léger tourbillon de feuilles sanguines ou dorées. Le temps que je me débarrasse de celles qui se sont fichées dans mes boucles châtains et un bus passe près de moi. Et j’ai tout juste le temps de me reculer pour éviter un bien désagréable bain boueux.
La terre se réchauffe à mesure que j’approche de la ville. Et voilà, il ne me reste plus qu’à tourner au coin de la prochaine rue pour me retrouver dans un décor totalement différent. Les maisons se sont comme multipliées d’un seul coup. En fait, je ne vis pas très loin de la cité. Quelques centaines de mètres suffisent pour passer du calme champêtre à l’ambiance festive de larges avenues commerçantes. Quoique pour l’instant, elles me paraissent plutôt vides. Je ne croise guère plus que quelques badauds déambulant d’une devanture à l’autre. Un peu comme moi qui me promène au hasard des chemins, sans but précis, juste l’envie de me dégourdir un peu les jambes en flânant devant les nombreuses vitrines.
Le soleil est au plus haut lorsque je me laisse glisser dans l’ombre bienfaisante d’une ruelle. Il y fait remarquablement calme, jusqu’à ce qu’un cri vienne troubler la quiétude ambiante. Je me retourne, vite rassurée en en découvrant l’origine. Ce sont les cris de joie d’enfants qui s’émerveillent devant une large fenêtre richement décorée. Je m’approche, intriguée, pour les voir suivre les cabrioles d’un antique pantin. Il est vraiment très réussi. Puis, mes yeux se portent sur le reste de la vitrine, s’il n’y avait ces objets dernier cri, je jurerais m’être égarée dans le temps tant certains articles semblent tout droit sortis d’un musée. Désireuse de contempler d’autres, je finis par pousser la haute porte délicatement sculptée.
J’ai à peine posé le pied sur le seuil qu’un concert de grelots, saleté de sonnerie, m’accueille. Ce refrain désagréable enfin achevé, je découvre un ensemble de salles plutôt singulières. Tant par leurs contenus que par leur disposition en semi labyrinthe. En plus, elles sont presque toutes séparées par de larges parois amovibles ou bien, de temps à autre, d’épaisses tentures somptueusement brodées. Je flâne un bon moment en passant de l’une à l’autre jusqu’à que j’atterrisse dans une sorte de salle d’étude. Me prenant au jeu, je m’installe sur le siège de l’ancien bureau. J’examine la couverture parcheminée d’un vieux livre lorsque ma main se pose sur une sorte de vieil appareil. Etrange, je ne l’avais même pas remarqué et maintenant que je l’ai touché, je n’arrive plus à en détacher le regard. Pourquoi me semble-t-il si familier, ce vieux truc ? Ce n’est qu’un jamais qu’un téléphone d’un autre âge. Je saisis le combiné puis l’amène à mon oreille. Bien sur, rien n’en sort, pas une voix ni même un simple son. Je souris, me moquant un peu de moi-même, frôlant avec délicatesse l’antique cadrant, le faisant tourner. Des chiffres romains plutôt qu’arabes. C’est assez surprenant. Puis, j’inspecte le reste de l’appareil. Il me paraît tiède au toucher. Mais ce n’est jamais qu’un détail sans importance. Peut-être a-t-il simplement été manipulé quelques minutes auparavant ? Je l’examine une dernière fois. Un harmonieux mélange de bois et de métal. Poli et bien travaillé, un bel objet sorti tout droit d’un vieux film même si j’en ai égaré le nom. Souris-je en clôturant mon inspection. Reste une dernière chose à vérifier. Je le soulève avec délicatesse et l’amène près de moi. Comme je le supposais, il n’est pas branché. Et comment pourrait-il l’être ? Tout juste reste-t-il quelques centimètres de ce qui fut autrefois le fil de communication. Mais à part ça, il est remarquablement bien conservé et ne porte aucune marque d’ouverture ou d’une quelconque manipulation, juste quelques traces d’usure et autres coups de poinçon. Parfait. Il fera très bien dans mon salon.
Achetant surtout au coup de cœur, j’emporte l’objet vers la caisse. La seule partie du magasin résolument moderne. Au point, qu’une fois arrivée en face de la longue table et de sa caisse informatisée, j’ai l’impression de revenir d’un sympathique voyage dans le temps. Et c’est un réveil rapide avec cette vendeuse un peu trop pressée qui me jette à peine trois mots sur cet appareil avant de l’emballer et de me pousser vers la sortie.
De retour dans la ruelle, j’ai tout juste le temps de me retourner qu’une bourrasque vient me bousculer tandis que la porte claque en un bruit sec et que s’illuminent les premiers réverbères. Un objet vient même s’écraser à mes pieds, éclatant en mille morceaux, mais je ne m’en aperçois même pas, trop occupée que je suis à observer la rue, un peu hébétée, tant j’ai du mal à réaliser qu’autant de temps ait pu s’écouler depuis mon entrée dans cet étrange bâtiment. Des larmes viennent même perler aux coins de mes paupières sous les coups redoublés du vent assisté de mes propres cheveux. J’écarte la mèche rebelle qui me blesse avant de m’essuyer le visage et d’enfin m’en aller. Arrivée au coin de la rue, je m’arrête, m’emplissant les yeux de ce lieu. Il est vrai que je ne connais pas encore très bien cette ville mais je sais pouvoir compter sur ma mémoire. Ruelle des souvenirs presque effacés. C’est très original comme nom. Et en plus, il y a deux plaques pour porter cet étonnant message. Je les compare un peu perplexe. L’une est moderne et l’autre sérieusement marquée par les ravages du temps. La même impression que dans le magasin, le passé et le présent ensemble, côte à côte. En tout cas, avec un nom pareil, je ne risque pas d’oublier cette intrigante ruelle.
Le soir est tombé lorsque je rentre chez moi. Le calme m’accueille. Je vis seule depuis peu, aussi personne ne m’attend hormis mes trois chiens qui m’accueillent de leurs voix graves. Toujours poussée par les ailes du vent, j’entre et dépose mon paquet sur la table de la cuisine, n’ayant pas encore décidé de sa future place. Des gémissements m’interrompent alors que je m’apprêtais à déballer le tout. Je me retourne pour voir mes compagnons à quatre pattes demander à sortir et c’est un peu agacée que je me dirige vers la porte.
Passant par le salon et devant le téléviseur, je l’allume plus par habitude que par désir. Puis, j’attends en face de l’entrée le retour de mes bruyants canidés, le son atténué du poste me parvenant par brides. Soudain de lourdes pattes griffues viennent frapper le bois de la porte et j’ai à peine le temps de refermer qu’une étrange sonnerie me fait sursauter. Comment dire, elle semble éraillée et en plus monte crescendo. Je reste un moment sans bouger, essayant d’en localiser l’origine. Intérieur ? Extérieur ? Plutôt extérieur ! De toute évidence, cela ne vient pas de la télévision. Une alarme ? Sans doute la voiture de l’un des voisins. A peine cette pensée m’a t-elle effleurée que je dois la rayer. Je suis juste en face de la fenêtre et malgré la pénombre, je vois bien que la rue est déserte. En plus, aucun des chiens ne bronche. C’est même le contraire vu qu’ils sont couchés et roupillent déjà bien au chaud, la tête tournée vers la cuisine. Etrange qu’ils ne réagissent pas plus que ça.
Enfin, pas le temps de m’appesantir là-dessus car cela devient franchement insupportable. A croire que c’est maintenant une véritable sirène d’alarme qui menace de faire trembler toute la maison. Me repérant au son, je me retrouve dans la cuisine et m’arrête devant le paquet. Il semble même vibrer sous sa prison de fibres. Je secoue la tête en le saisissant. Ne sois pas stupide, ça ne doit être qu’un simple effet de ton imagination un peu trop fertile. Et puis, à forcer de fixer cette chose, il est normal que tu finisses par la voir presque bouger.
La sonnerie qui s’était arrêtée quelques courtes minutes reprend de plus belle. J’avais aussi remarqué cet étrange phénomène. Le son prend en intensité alors que le temps de pauses entre deux sonneries est de plus en plus long. Bon, l’instant n’est plus à la réflexion mais à l’action pense-je en déchirant l’emballage plus que je ne l’ouvre. D’un geste un peu trop vif d’ailleurs car il m’échappe et tombe avec un bruit sourd. Au moins, cela aura réussi à stopper cette fichue sonnerie, râle-je en m’agenouillant pour le ramasser. Je considère un moment, le combiné décroché et je le porte à mon oreille. Il est un peu plus chaud que dans le magasin et je ris presque de ma propre bêtise car comme je devais m’y attendre aucune voix n’en sort. Je le contemple encore un peu avant de toucher le cadran. Tiens, il a dû se coincer lors de sa chute. Espérons que je ne l’ai pas trop endommagé.
Un examen rapide plus tard et je suis rassurée : seul le cadrant semble avoir un peu souffert puis sans trop savoir pourquoi je prends une nouvelle fois le combiné pour l’amener près de ma tempe. Je le lâche aussitôt avant de me calmer. Cette fois, j’ai entendu comme une sorte de souffle. Non, ce n’est pas possible ! Voulant en avoir le cœur net, je répète une dernière fois mon geste. Plus rien finis-je par murmurer à voix basse alors que mes doigts jouent nerveusement avec le fil déconnecté.
Ne sachant plus trop quoi faire, je finis par le soulever avec délicatesse avant de le transporter dans la pièce voisine. Le salon où la télé est toujours allumée. Je le pose bien en vue, juste devant de luxuriantes plantes vertes. De là, je peux le voir aussi bien de la cuisine que du salon ou de la véranda quoique jardin intérieur conviendrait mieux à cet endroit. Le reste de la soirée se passe dans un calme que plus aucun son ni même un tintement ne vient troubler.
De longues heures plus tard, je suis réveillée en sursaut. Encore ce même son agaçant que la veille. Mais cette fois, il s’interrompt presque aussitôt avant d’être remplacé par un cri lugubre. Une sorte de hurlement sourd, lancinant. Inquiète, je descends avec prudence. Un loup ? On dirait presque le cri d’un loup. Un peu comme dans les vieux films, les loups qui hurlent à la pleine lune. Sauf qu’ici, ils se sont royalement trompés puisque c’est toujours la nouvelle lune qui règne sans partage sur le ciel chargé que j’entraperçois entre les tentures à demi fermées. Attend ! Quelque chose cloche ! Les chiens ! Ils ronflent encore malgré cette vigoureuse sérénade. C’est trop étrange ! Normalement, ce sont toujours eux, les premiers alertés et là aucun des trois ne remuent ne serait-ce qu’un cil. Aurais-je donc simplement rêvé ? Arrivée en bas, je les éveille sans brusquerie superflue avant de m’asseoir à même le tapis face à l’appareil. A ma grande surprise, il est décroché…
Ne sachant que penser, je me contente d’abord de l’observer sous la faible lueur de l’une des veilleuses. Rien ! Rien n’a bougé en dehors de ce fichu objet. Et puis, toutes les portes sont encore verrouillées. De toute façon, si quelqu’un avait voulu s’approcher ou entrer, les chiens auraient aboyé. Je ramasse le combiné, combien de fois ai-je déjà fait ce geste depuis la veille ? Je ne sais plus vraiment. Etrange ! Lorsque je le prends, il me semble chaud. En tout cas plus qu’hier. Je l’approche de mon visage, le frôlant de mes cheveux. Mais qu’espères-tu en faisant cela ? En plus, il n’est même pas relié ! Je me masse un moment le front avant de me décider à raccrocher. C’est à ce moment qu’une voix grave se fait entendre. Mais qu’est-ce que c’est que cette litanie ? C’est incompréhensible! Et puis, je suis parfaitement éveillée maintenant ! Il me faut encore quelques instants pour comprendre alors que les chiens viennent se recoucher près de moi. En fait, c’est un peu comme si la voix allait au ralenti, exactement comme les disques, les vieux vinyles de mon enfance, que je m’amusais à faire tourner à différentes vitesses.
Puis, une étrange sensation de vide me tire de mes souvenirs. Plus de bruit, tout s’est calmé. Face à ce nouveau changement, j’hésite avant de faire quoi que ce soit. Le cadrant, je n’avais pas fait attention mais il tourne à nouveau, dans les deux sens, quoiqu’il le fasse avec une lenteur extrême. Alors que l’appareil s’échauffe encore sous mes paumes, les feuilles de l’arbrisseau tout proche bruissent avant de se panacher d’or et d’enfin se recroqueviller. Je tends alors une main vers l’une des branchettes qui se rompt à ce simple contact. Aussitôt les animaux lèvent la truffe.
Ils dormaient donc bien d’un œil. Alors tout cela ne serait que le fruit de mon imagination ? Pourtant, cela semblait si réel ! Non ! Du calme ! Ce n’était qu’un rêve et cette chose n’est qu’un vieux téléphone. Et s’il s’est retrouvé décroché, c’est sûrement à cause d’eux. Ils ont simplement dû jouer avec… A cette idée, je jette un œil suspicieux aux trois molosses endormis puis me saisis du poste avant de retourner dans ma chambre. Garde-le cette nuit près de toi puis à portée de main lorsque le jour reviendra. Comme ça, tu sauras !
Le reste de la nuit s’écoule, dénuée de lune, et pourtant mes rêves en sont remplis. Je me vois courir dans de vastes prairies. Des sons me parviennent en tous sens mais si déformés que je n’y comprends rien. Les multiples tintements sont là, eux aussi. Des carillons qui augmentent en nombre. J’accélère à m’en éclater le cœur. Je ne désire qu’une chose : leur échapper. Je le veux tellement mais plus je m’éloigne et plus je les entends. Exactement comme s’ils voulaient me rattraper. Je finis par m’effondrer et les chœurs m’encerclent avant de ralentir sans pour autant s’interrompre. Le sol tremble un peu et je vois la neige qui commence à tomber. C’est si effrayant. Pourtant, ce n’est jamais qu’une fine pluie blanche qui cesse très vite alors que le soleil revient. Le soleil ainsi que de nouvelles choses brillantes...
Le matin. La radio qui me réveille. Pour une fois, je suis contente de l’entendre. Je me lève et examine avec attention mon vieil appareil. Comme je m’y attendais, vu son emplacement près de la fenêtre, il est un peu froid mais toujours aussi beau. Et le cadran bouge sans difficulté. Tant mieux ! Voyons s’il se fera de nouveau entendre…
Mois de décembre, matin du vingt et unième jour.
Les jours se sont écoulés sans que plus rien d’extraordinaire ne se produise et nous voici en décembre, aux portes de l’hiver. En même temps, la fête de Noël approche à grands pas, enveloppant la ville et les campagnes de sa chaleureuse magie. Pour en revenir à mon vieux téléphone, il ne s’est plus fait remarquer. Plus de chant intempestif, enfin si c’était bien lui le coupable. Excepté… Excepté dans mes rêves. La sensation angoissante du début s’est estompée au fil du temps mais sans pour autant disparaître totalement. Par moment, j’ai comme l’impression de sentir la nature frissonner à mon passage, sous mes propres pas. Et ce phénomène ne semble pas prêt de s’arrêter. Je dirais même qu’il s’amplifie alors que les jours s’amenuisent.
Je ne sais pas ce qui me pousse à agir ainsi mais je ne peux quitter cet appareil des yeux dès que je rentre chez moi. J’ai bien sur reçu plusieurs visites depuis ce fameux jour de novembre. Mais personne, ni parent ni ami, n’a remarqué quoi que ce soit d’étrange au sujet de cet ancien poste. A croire que cela m’est réservé. Parfois, je fais tourner le cadran. Mais rien ne se passe si ce n’est dans mes rêves. Une fois, j’ai même songé à m’en débarrasser mais quelque chose au fond de moi m’en a empêchée. Comme si cet appareil et moi étions liés…Je secoue la tête à cette pensée un peu trop folle et puis il est temps de s’activer un peu.
Une amie vient me rendre visite cet après-midi et je suis en retard. D’ailleurs j’ai à peine le temps de rentrer et de déposer mes derniers achats qu’elle sonne à la porte. Je l’accueille avant de retourner à la cuisine, le temps de m’occuper du café. Soudain, un téléphone se met à crier avec énergie. J’allais me précipiter au salon lorsque la voix de mon invitée me stoppe net. Ce n’était donc que ça soupire-je étrangement déçue. Je l’entends discuter un moment puis elle raccroche.
Je la rejoins quelques minutes plus tard et elle me tend une sorte de message. Encombrée par mon plateau, j’y jette un œil distrait avant de le poser sur le meuble toute proche. Puis, je l’invite à se rasseoir et nous commençons à parler de tout et n’importe quoi jusqu’à ce que nous abordions le sujet du moment, l’approche de Noël et des fêtes de fin d’année.
Le temps file vite et elle doit déjà repartir. Après l’avoir raccompagnée, je repasse près de mon jardin d’intérieur, c’est alors que quelque chose m’interpelle, quelque chose d’insolite. Le téléphone ! Il n’est plus du tout à la même place ! J’avais bien vu mon amie bouger et griffonner quelque chose sur son carnet mais je pensais qu’elle... J’ai à peine terminé cette pensée que je m’empare du fameux mot. C’est bien pour moi.
Ses caractères sont toujours aussi soignés. Elle a vraiment pris le temps de tout noter consciencieusement. Elle m’avait bien dit quelque chose au sujet du téléphone mais je n’avais pas tout compris et puis comme elle a toujours son fichu GSM à la main, j’ai surtout cru… Enfin, voyons ce message.
La ligne est trop mauvaise, je te rappellerais plus tard.
attend-moi.
Helena…
Attend un peu. J’ai un autre appareil dans la cuisine et il n’a pas sonné. Se pourrait-il ? Mue par une impression à la fois étrange et irrésistible, je m’empare de mon vieil appareil. Je le relâche aussi vite, surprise. Cette fois, il est vraiment très chaud. Je bouge le cadran, il tourne beaucoup plus vite. Plus d’effort à faire. Puis, je relis le mot.
Attendre ? Qui ? Helena ? Ce nom ne me dit rien. Bah ! De toute façon, je comptais rester à la maison, alors, ça ne changera pas grand-chose pour moi… Et c’est ainsi que tombe la nuit du solstice d’hiver.
Elle est déjà bien avancée lorsque mes paupières s’abaissent et que je glisse dans les bras de Morphée. Pas d’appel… mais comment aurait-il pu en être autrement ?
Une sensation de froid me transperce alors qu’un tintement discret m’agace les ouies. J’ouvre de grands yeux pers étonnés car si je suis bien près du téléphone qui sonne de plus belle, le reste me paraît trop fantasmagorique. Je me précipite vers l’appareil mais il est pris sous une fine couche de neige. De neige ? Non, c’est chaud ! Blanc et chaud… Je regarde autour de moi, les chiens grattent cette curieuse croûte. Je les appelle et remarque aussitôt leurs griffes couvertes de sang. Ça m’effraie soudain car je me rends compte que toutes mes perceptions ont changé. Elles se sont brusquement affinées. Je me lève et avance. Les fenêtres sont grandes ouvertes et cette chose qui tournoie dans la pièce. Mon regard se pose alors sur le fil toujours coupé.
Je le teste entre mes doigts alors que la chaleur monte sous cette pluie blanche. Mais comment est-ce possible ? Même avec les fenêtres ouvertes c’est beaucoup trop intense ! Je lève les yeux vers le plafond. Je le fouille du regard et au lieu du lustre, c’est l’azur assombri qui m’apparaît dans tout son triomphe. Le ciel d’une nuit de solstice d’hiver. Un autre bruit ! Le vent ! Une tempête qui semble prête à se déchaîner. Les chiens hurlent, se rassemblent autour de moi, leurs fourrures étonnement épaissies, puis une sorte de vague balaie la pièce, m’aveuglant alors que le téléphone donne toujours de la voix.
Je le prends sous le bras et sors aussi vite que possible. J’avance, protégée par mes chiens avant de décrocher puis raccrocher quelques temps plus tard. J’ai bien cru entendre une voix s’échappe de l’écouteur mais il y avait tant de parasites que je n’ai rien saisi jusqu’à ce que la communication s’éteigne. Mais je sais que le téléphone se fera de nouveau entendre.
Mes amis à fourrure m’escortent toujours alors que j’approche comme un zombie de la ruelle des souvenirs presque effacés. Ne me demandez pas comment j’arrive à me repérer en pleine tempête de “neige”, je n’en sais rien. Je pose un pied devant l’autre c’est tout. Les murs changent à mon approche. Ça me précède alors que le téléphone se réchauffe contre moi. Mon regard tombe sur les plaques des rues, anciennes et nouvelles, qui se superposent étrangement.
J’y suis enfin. Pourquoi aller dans cette impasse ? Je ne le sais. Je m’arrête un instant, fixant les deux noms de la rue. L’un des chiens me pousse alors doucement vers le magasin d’antiquités. Puis, je sens comme des chocs contre ma jambe nue. Je baisse la tête et ouvre de grands yeux en découvrant la fine lanière qui me heurte au gré du vent.
Le fil… C’est le fil du téléphone. Il s’est drôlement allongé. Je m’assieds un instant devant la porte de la boutique, l’air hagard. Cette fois, je ne sais vraiment plus quoi penser. Et cette “neige” tiède qui ne cesse de tomber. Mes fauves gris sont toujours là. Ils m’entraînent vers la porte. Sans en avoir conscience, je tire sur le fil, le fil qui se débobine, et franchit pour la troisième fois le seuil. La porte me semble si légère. Une fois entrée, je m’installe directement à la caisse désertée et sans l’ombre d’une hésitation branche mon appareil sur la prise de téléphone de la bien désagréable gamine de mon souvenir. Presque aussitôt, la sonnerie retentit. Et pour la première fois depuis le début, les chiens aboient. Eux aussi. Ils l’entendent ! Enfin !
Sans réfléchir à quoi que ce soit, je décroche. Une voix douce et féminine me répond. Elle me semble familière mais si lointaine.
Je respire à fond, m’apaisant à au son de ce timbre si mélodieux. Les cendres blanches se font plus nombreuses autour de moi. Les neiges s’effondrent. On se croirait presque perdu en pleine avalanche. Paniquée, je veux me lever mais ma correspondante m’en dissuade en quelques mots bien surprenants. Je serais à l’origine de tout ceci ? Je me mets à rire et le sol tremble. Je me tais et tout s’arrête. Je baisse un instant la tête avant de crier de surprise. Les chiens ! Les trois chiens ! Leurs têtes ! Non, c’est trop ! Crie-je dans l’appareil.
- Chut… Du calme.
- Mais ?
- Il est redevenu normal, lui aussi.
Je regarde l’animal. Cette fois cela me semble encore plus fou.
- Ecoute ma voix… Rappelle-toi ce que tu es avant que tu ne détruises tout.
Comme je suis muette de surprise, la voix continue, devenant de plus en plus nette.
- Tu crois encore rêver. Nier ma réalité, notre réalité. Je sais que c’est dur de se réveiller ici après tant d’années mais quand même…
Je balaie tout le décor d’un regard effaré, la peur m’ayant définitivement abandonnée. D’autres gens approchent enfin. Mais qu’est-ce qu’il leur prend, ils se mettent à tout piller. Je voudrais leur parler mais ils sont bien trop occupés à s’emplir les poches pour me porter la moindre attention. Je tire sur le fil et me recroqueville dans un coin alors que mon gardien gronde. Il montre les crocs, découvrant ses dents pointues et si blanches.
- Dis-moi. Souhaites-tu rester un siècle de plus seule dans ce monde ?
- Je…
Elle est toujours là, au bout du fil, à me parler, m’empêcher de raccrocher. Ce fil qui nous lie, il se met à me tirer et enfin, je distingue une autre main. Et derrière elle, une silhouette de plus en plus précise. Mais cette femme... Nous sommes semblables mais aussi très différentes. Personne ne semble nous voir, ni elle ni moi alors qu’elle avance en parlant toujours, à la fois dans le téléphone et de vive voix. Sans trop savoir pourquoi, je commence à rembobiner le fil et lentement, nous avançons l’une vers l’autre. Puis enfin, nous sommes face à face.
- Cet appareil, tu te souviens lorsque nous en avons acheté chacun un. Nous devions tous rester en contact. Mais toi, tu as perdu le tien en même temps que ta mémoire lors d’un grave accident. Et pour ta propre sécurité, nous avons fait en sorte de verrouiller tes pouvoirs.
- Mes pouvoirs… ? J’ai toujours été attirée par certaines choses sans jamais savoir pourquoi... Mais alors cette identité…
- Oui ! Tu as pris cette vie, une autre vie que tu t’es toi-même construite. Jusqu’à ce que tu retrouves enfin ton téléphone personnel….
Je ferme les yeux et repense à ce que j’ai ressenti en voyant cet appareil pour la première fois.
- Il m’a rappelé une sorte de vieux film.
- Oui ! Un film de guerre que tu es la seule à avoir vu. Celle qui faisait rage lors de notre séparation. Une autre de ces guerres, encore plus horribles, plus démentes que toutes les précédentes. Et toi, tu as voulu sauver ceux qui nous avaient réveillés, ramenés vers eux, vers la surface. Mais tout cela est fini depuis plus d’un siècle maintenant et il est grand temps pour nous de retourner dans notre monde. Décroche-le une dernière fois.
Me dit-elle avant de me tendre mon appareil. J’obéis sans savoir pourquoi. Sa silhouette change, je vois maintenant mon étrange visiteuse telle qu’elle est vraiment, tout comme mes anciens gardiens, en fait ils sont un seul et unique chien tricéphale.
- Allo, ma fille…
Cette voix… Tonnante… Je la reconnaîtrais entre mille.
Je regarde une nouvelle fois le ciel. Rouge lumineux, les éclairs le traverse. Instinctivement, je veux raccrocher. Ne pas téléphoner pendant les orages. Ne pas garder l’appareil en main. Risque d’électrocution. Je tremble alors que ma compagne me retient le poignet, m’obligeant à garder le combiné.
- Non, nous ne devons pas rompre le contact. Pas encore, pas maintenant.
Le ton est à double sens. Un lien entre nous, pour nous seuls. Je comprends maintenant pourquoi. Cet appareil est notre fil d’Ariane, le seul moyen pour tous nous retrouver sans tout faire mourir autour de nous.
Je la regarde et tout me revient enfin alors que la voix de mon père me berce malgré sa dureté.
Nous avions surgi dans cette nouvelle réalité au cours du siècle qui vit la naissance de cet engin. Grisés par l’étendue de leur découverte, les chercheurs ne virent même pas la mort les faucher. Et oui ! Thanatos aussi était du voyage et elle accomplit son rôle à la perfection. Ce monde n’était pas le nôtre et nous ne souhaitions pas y demeurer. Mais les circonstances nous empêchèrent de repartir aussitôt. En attendant qu’une nouvelle occasion se représente, nous nous séparâmes avec pour seul contact, cet appareil retravaillé par Héphaïstos en personne.
Le fameux fil nous reliant tous où que nous soyons sous nos déguisements de mortels. Enveloppes humaines où battait le cœur d’un dieu ou d’une déesse antique.
- Il était temps, tu es déjà en train de tout faire mourir. Nous sommes restés pareils à ce que les humains ont connus dans leurs mythes. Notre seule présence suffit à les tuer.
La voix de ma sœur finit de me rendre ma mémoire, mon identité.
- C’est aussi eux qui ont commis l’erreur de nous rejoindre. Et les anciens mythes sont devenus réalité.
Tout en l’écoutant, je prends congé de mon père et raccroche pour la dernière fois. D’ici quelques instants nous nous retrouverons bientôt et ce vieux téléphone, ayant enfin accompli son rôle est désormais devenu inutile. Le chien se frotte contre moi et je caresse ses trois têtes.
Puis, déposant nos appareils respectifs sur le sol, nous quittons définitivement ces lieux.